Comme toutes personne équipée d’un pénis, j’ai un meilleur salaire mais surtout la chance de pouvoir pisser debout. Cette incroyable opportunité a été saisie par la société pour me faire uriner en rangée avec mes congénères dans tous types de vasques, de la céramique immaculée au métal le plus réfléchissant. Est-ce vraiment une chance ?
Ma relation conflictuelle avec ces réceptacles urineux a commencé en maternelle. Je ne sais plus ce que j’ai mangé hier ni le prénom de la moitié de mes collègues, mais cet épisode inutilement traumatique est gravé dans ma mémoire comme une indélébile cicatrice. Dans cette école il y avait une pièce avec une rangée d’urinoirs d’un côté et une rangée de WC de l’autre, sans cloison, où les maîtresses faisaient vidanger tous ensemble les gamins, garçons d’un côté et filles de l’autre, sans doute pour éviter de se retrouver à la fin de la sieste à écoper deux centimètres de pisse enfantine au sol.
Je n’avais jamais vu d’urinoirs ailleurs qu’à cet endroit (ma vie sociale à 5 ans était un peu limitée) et c’est donc en toute innocence que le jour où j’ai eu une taupe en haut de tobogan, je me suis sagement assis sur le bol pour y laisser un beau colombin fumant. La pauvre ATSEM qui a dû ramasser mon œuvre m’a bien expliqué que la différence de design entre WC et urinoir n’était pas liée qu’au genre de l’utilisateur, je suis quand même resté dans un tel flou que j’ai cru jusqu’à 12 ans que les filles pissaient par le cul, comme les pigeons – et je ne suis toujours pas persuadé du contraire. Je garde un souvenir vif de cet épisode alors que la chute du Mur de Berlin quelques mois plus tard m’a semblé plus anecdotique.
Évidemment j’ai compris, avec l’expérience, que les urinoirs étaient exclusivement destinés aux mictions masculines (ou féminines fort habiles), mais j’ai surtout compris que la virilité accompagnait d’un renoncement à l’intimité et à l’hygiène. Autant sortir son pénis dans un bus n’est pas socialement accepté, mais on attend des hommes qui ont bu trop de bières qu’ils se mettent en rang d’oignon, le zgueg à l’air devant une paroi d’acier miroitante, pourquoi pas avec un enfant à côté dont le regard curieux sera à la parfaite hauteur pour hanter ses futurs cauchemars mais aussi tapisser son visage poupin des embruns de la vieille pisse éclaboussant le métal.
Je vois bien les avantages des urinoirs pour les établissements : gain de place, meilleur turnover, moins de maintenance et économies d’eau. Les mâles sont d’ailleurs très sensibles à cet aspect de l’écologie ; c’est pour ça que, d’après mes observations au travail, l’utilisation de la chasse d’eau et du lavabo sont tout à fait optionnels. Il faut savoir ce qu’on veut : sauver la planète ou avoir des baguettes de pain sans pisse dessus à la cantine.
Les urinoirs sont de toute façon un renoncement à l’hygiène intime. Si vous manquez assez de classe pour utiliser de la chantilly en aérosol, sachez qu’il faut toujours rincer l’embout avant de la ranger au frigo pour ne pas qu’il soit tout pourri la fois d’après. Je ne vois pas pourquoi ce serait différent quand on remballe la Morteau, et c’est pour ça que chez moi le lave-main est si bas et que je déconseille de s’essuyer les mains avec la serviette. Par contre si le livreur de pizza voulait me remercier à l’improviste de mon gros pourboire, il pourrait le faire sans subir un arrière-goût de maroilles et tamponnerait deux fois ma carte de fidélité.
Les urinoirs, malgré ces défauts, restent un maillon essentiel de la chaîne alimentaire. Si je vous parle de quignons de pain dans des urinoirs, la plupart des hommes auront du fond de leur mémoire le souvenir d’un jour où ils se sont demandés comment quelqu’un avait pu laisser échapper un si gros bout de son sandwich dans un urinoir collectif. Ce n’est tout simplement pas un accident, mais l’œuvre d’un croûtenard qui a laissé imbiber le festin qu’il viendra collecter plus tard. Cette pratique ancestrale était plutôt confidentielle, et le développement des urinoirs individuels et de leur nettoyage régulier aurait pu y mettre un terme. Mais les urophiles sont pleins de ressources comme on a pu le voir sur les internets, et le temps du crouton pisseux est maintenant dépassé.
Marcel Duchamp l’avait compris : les urinoirs ont leur place dans un musée. Ou dans les bars à bière, à la limite, quand on finit par nommer l’urine tellement elle se rapproche d’un véritable cours d’eau. Pour ma part je préfèrerai toujours un bon vieux WC des familles, où personne ne viendra se coller à moi, où je pourrai lâcher un petit pétou quand je force pour les dernières gouttes, et où je pourrai toujours upgrader mon projet en cours de route si l’envie me prend et que le siège n’est pas vernis à l’urine des deux mille derniers utilisateurs. Et évidemment, indétrônables, resteront les arbres et les murs d’églises qu’il faut toujours honorer en passant tant qu’on est en capacité de décider où et quand on pisse.