On a tous ce qu’on appelle une « zone de confort », une limite qu’on n’est pas prêts à franchir pour ses loisirs. Pour les Parisiens, c’est en général un rayon de 500 mètres, dans tous les cas délimité par les barrières infranchissables que sont le périphérique et la Seine. C’est pourquoi j’évite toujours de me lier d’amitié avec ce qu’on appelle « les banlieusards », ne serais-ce que pour échapper aux conversations sur les embouteillages ou les travaux sur la ligne C. Mais dans certains cas, vos amis normaux quittent la capitale et vous ne pouvez pas les rayer de votre vie comme s’ils étaient devenus hémiplégiques ou agents immobiliers.
Parfois, ces amis de banlieue oublient leur place, tels des domestiques effrontés, et vous invitent à aller chez eux. Il existe pourtant une convention non-écrite, qui précise que c’est à eux de quitter leur lointaine contrée pour venir chez vous ; quand le Premier Ministre rencontre des syndicats, ils font ça à Matignon, pas au stand de merguez. Il ne vous reste donc qu’à refuser sous prétexte que vos vaccins ne sont pas à jour, ou bien à faire preuve de grandeur d’âme et de partir vivre un moment de grâce dans un RER.
Jusqu’à une récente excursion, je pensais que ces pittoresques attelages servaient uniquement à desservir les aéroports et qu’au-delà il n’y avait rien que le vide sidéral dans lequel les trains chutaient sans fin, ce qui avait le mérite d’expliquer le prix des billets. Il se trouve qu’en réalité, la zone 4 n’est pas un mythe inventé pour faire peur aux enfants turbulents, mais un endroit où des gens tentent de subsister, privés des raffinements de la vie moderne.
Ces gens qui quittent Paris pour la grande banlieue ont curieusement toujours une raison de le faire. Alors que personne ne prétendrait échanger volontairement sa Porshe contre une Dacia sous prétexte que « c’est plus spacieux », les néo-banlieusards refusent d’admettre que leur nouvelle vie résulte d’un accident de parcours, que ce soit un licenciement ou une grossesse. Avoir un bout de jardin est un argument fréquemment avancé, et c’est tant mieux parce qu’à Champigny-sur-Marne il n’y a pas grand chose d’autre à faire que regarder pousser l’herbe.
Ainsi donc, pour me rendre à Chilly-Mazarin où m’invita un ami dont le profil Facebook indique pourtant qu’il vit à Paris, je pris le RER B. Les noms rassurants défilent : Notre-Dame, Luxembourg, Port-Royal… Puis la ville lumière fait place à l’obscurité et je me sens tel Hansel et Gretel – je suis parfois schizophrène – traîné dans une inquiétante forêt contre ma volonté. Après une longue succession de gares de plus en plus décrépies, le train arrive enfin à Massy-Palaiseau, une charmante gare de triage où le grand nombre de voies permet de satisfaire les inévitables envies de suicides qui doivent y survenir.
Bien sûr, l’exploitant de la gare n’a pas pris la peine d’y installer une signalétique cohérente, supposant raisonnablement que seuls les indigènes s’aventureraient en ces lieux. Mon portable, captant miraculeusement les échos de la lointaine civilisation, indique que mon bus (dont le numéro de ligne a plus de deux chiffres, du jamais vu !) partira dans deux minutes et le suivant une heure plus tard. Il va donc de ma vie de le trouver rapidement, mais deux panneaux indiquent des gares routières dans deux directions diamétralement opposées, sans plus de précision. J’ai donc le choix entre un sordide coupe-gorge mal éclairé, et un sordide coupe-gorge mal éclairé, mais plus court. J’opte pour la solution de facilité et arrive miraculeusement à attraper un bus qui, contrairement à mes précédentes expériences, n’est pas rempli de poussettes en surnombres ni de cabas débordant de légumes bios, mais de pauvres hères rentrant d’un travail physique. S’ensuit un long voyage silencieux entre HLM et champs de betteraves.
Même si je suis finalement arrivé vivant à destination (mais rentré en Uber, je vous rassure), cette expérience me permet d’affirmer avec certitude que les amis de banlieue ne valent pas la peine de se donner tout ce mal. Quelqu’un qui, sans avoir l’excuse d’y être né, vit dans un de ces départements dont on connait le numéro mais jamais le nom, ne mérite pas votre amitié, sinon épistolaire. Couper les ponts avec eux sera de toute façon un service à leur rendre, car vous voir en mocassins en face de leurs bottes ne fera que leur rappeler leur splendeur perdue. Pour le bien commun, que chacun passe ses loisirs à sa place : vous à siroter un cocktail à 15€ dans un bar cosy jusqu’au dernier métro, eux à descendre des sangrias à la salle des fêtes jusqu’à ce que la baby-sitter doive rentrer.