À force de faire toujours les mêmes soirées entre amis, où l’on n’a plus rien à se dire, quelqu’un tentera fatalement de relancer l’intérêt en proposant un karaoké, telle une épouse délaissée arrêtant discrètement la pilule pour ressusciter son couple moribond. Évidemment, il est techniquement plus facile de s’enfuir au milieu d’un karaoké qu’au milieu de l’éducation d’un enfant. Est-ce une raison pour accepter sans rechigner de se prêter à ce dégradant divertissement ? Voici cinq arguments imparables pour refuser une éventuelle invitation.
J’aime la musique
Les gens ont déjà mauvais goût dans l’absolu, mais quand il s’agit de sélectionner une chanson "chantable", on est immanquablement transportés au fond des égouts de la musique. Dans le meilleur des cas, on devra supporter de la variété française des années 80. Déjà que l’oeuvre de Goldman n’est pas glorieuse quand il la chante, l’interprétation hurlée d’une future mariée ivre morte après deux kirs ne sublime pas la chose.
D’autres, plus ambitieux, choisiront une chanson en anglais, et se rendront vite compte que les paroles qu’ils imaginaient dans leurs têtes ne sont pas les mots de l’auteur. Pas des mots du tout en fait. Pour chaque rime, on se contentera d’un silence, un murmure hésitant, et les deux dernières syllabes sans les consonnes.
Je ne suis pas Asiatique
Le karaoké, comme la plupart des choses douteuses, est le fruit de l’imagination perverse des Japonais. Il n’y a qu’à voir le vocabulaire qui nous vient de cette langue : harakiri, kamikaze, futon… que des choses sinistres. Néanmoins, leur version du karaoké est bien plus festive que la notre : après ses 50 heures de travail hebdomadaire, le Japonais va se détendre dans un karaoké privatisé avec ses amis (ceux qui ne se sont pas encore suicidés) et se concentre sur le fait de chanter. Chez nous, c’est plutôt un bar dans lequel on a installé une petite scène et une sono pourrie, ce qui est une parfaite occasion pour s’humilier devant des inconnus.
Le ratio fun/attente est pire qu’à Disneyland
À cause de ce système collectif, il faut attendre son tour pendant des heures, en supportant que des abrutis s’amusent à notre place. Une longue angoisse qui interdit d’aller pisser au risque de rater son passage, qui laisse le temps de vouloir changer de chanson même si ça n’est plus possible, et surtout qui laisse le temps de s’alcooliser pour passer le temps.
Conséquence prévisible mais inévitable : quand enfin l’attente se termine, le doute s’installe, la vision se brouille. À la fin du premier couplet, on réalise que la mélodie n’est pas si facile, surtout sur une musique aussi éloignée de l’original. Les gens dans la salle font la grimace, et finalement on a hâte que tout se termine pour rentrer chez soi et pleurer. En fin de compte on aura passé une heure à poireauter, quinze secondes à s’amuser, trois minutes à regretter. Un peu le même schéma que lorsqu’on achète du poisson chez KFC.
On n’est plus en 1980
Le karaoké est intimement lié à cette période capilairement désastreuse. Peut-être à cause du choix des chansons, mais sans doute aussi parce que toutes les images qui les accompagnent semblent dater de cette époque. J’imagine très bien les acteurs au chômage obligés de tourner douze clips dans la journée pour 200 francs, mais ils ne s’attendaient sûrement pas à passer trente ans plus tard dans des bars miteux, sur des copies de VHS épuisées ou de laserdiscs, leurs visages à moitié recouverts par des paroles à la synchronisation aussi hasardeuse que l’orthographe. Il faut croire que les karaokistes ne méritent pas mieux.
Les téléphones portables sont autorisés
Je l’ai déjà mentionné plusieurs fois, les karaokés sont aussi et surtout des débits de boisson. Des lieux où on va pratiquer une activité potentiellement humiliante et où en plus on sert à boire, pour désinhiber encore plus les joyeux drilles. Il y a seulement dix ans, c’était encore envisageable, mais nous sommes en 2015, et plus rien n’est éphémère. Tout le monde a un smartphone et le dégaine devant un hamburger ; alors évidemment, devant un "ami" qui tente de chanter Wannabe, la vidéo s’impose. Ce n’est donc plus une humiliation de trois minutes mais de toute une vie qui vous attend si vous acceptez d’aller pousser la chansonnette dans un sous-sol humide.
Cette note de 3/5 ne reflète que le plaisir coupable que chacun peut avoir à faire devant un public ce qu’il fait habituellement sous la douche. Et je parle bien de chanter, pas de se nettoyer le prépuce. Mais il faut garder à l’esprit que le karaoké est une aberration que les autres arts ne subissent pas. Il ne viendrait à l’idée de personne de faire une Joconde au feutre et de l’exposer, ou bien de reproduire l’œuvre de Rodin en pâte à modeler ; non, les gens respectent.
La musique aussi est un art, et ses professionnels la maltraitent assez pour que les amateurs ne s’en chargent pas en plus.
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